Lectures: Arnaud Halloy (p. 171-176)
Referência(s):
Emmanuelle Kadya Tall, Le candomblé de Bahia. Miroir baroque des mélancolies postcoloniales, Paris, Le Cerf, 2012, 176 p.
Emmanuelle Kadya Tall, Le candomblé de Bahia. Miroir baroque des mélancolies postcoloniales, Paris, Le Cerf, 2012, 176 p.
Texto integral
1La
fresque aux multiples reflets qu’offre Emmanuelle Kadya Tall dans cet
ouvrage éclaire d’un jour nouveau les études sur le candomblé. Mêlant
avec ingéniosité et rigueur des matériaux ethnographiques et
historiques, l’auteur bat en brèche les idées reçues du
« théologiquement correct » et du prêt-à-penser socio-historique en
ancrant son analyse dans une connaissance solide du passé colonial de
l’Atlantique Sud et en en démontrant l’influence profonde sur le
processus de formation de la religiosité afro-brésilienne contemporaine.
Emmanuelle Kadya Tall défend en effet de manière convaincante l’idée
selon laquelle le candomblé n’échappe pas à l’ethos baroque insufflé par
la Contre-Réforme de l’Église catholique dès le xvie siècle
et qui marqua profondément l’esprit de tous les segments des sociétés
coloniales du Nouveau Monde. L’ouvrage est articulé en trois grandes
parties: les deux premières répondent à un même principe analytique
puisque, à partir d’un cas ethnographique, l’auteur donne à voir leur
réflexivité historique – à savoir les mille reflets du passé colonial
dont ils sont issus; la troisième partie consiste en une réflexion plus
théorique sur la notion d’ethos baroque qui caractériserait ces
« nostalgies réfractées ».
- 1 À l’exception de l’un ou l’autre temple ayant opté pour l’éradication de toute image chrétienne. Vo (...)
2Cet ouvrage s’ouvre avec l’analyse du parcours de vie d’un chef de culte bahianais, de l’espace de son terreiro et
du rituel qui inaugure l’année liturgique de sa maison de culte. À
travers la matérialité même du culte et des relations hiérarchiques qui
s’y déploient, l’auteur met bien en évidence l’évocation permanente du
passé colonial et de la rencontre entre colons, esclaves africains et
amérindiens. Selon ses propres termes, l’espace rituel dessine ainsi
« les contours d’une géographie sacrée qui ancre dans le temps présent
un espace-temps Atlantique à travers ses différents ancêtres » (p. 59)
alors que le rituel analysé témoigne « de la plasticité de cet espace,
où ce qui importe, c’est moins la question de l’origine que la
circulation qui s’y opère » (p. 60). De cette manière, Emmanuelle Kadya
Tall récuse de manière convaincante la vision dichotomique de l’histoire
du candomblé, explicitement ou implicitement informée par la théorie
bastidienne du « syncrétisme de masque ».Cette théorie, aujourd’hui
largement internalisée par l’intelligentsia religieuse afro-brésilienne,
postule que derrière les représentations et objets chrétiens au sein
des temples de candomblé se cachait une stratégie de conservation des
pratiques africaines – entendre ici un refus du mélange entre deux
cultures religieuses présentées comme fondamentalement incompatibles1.
Ce « principe de coupure » – un autre nom bastidien pour rendre compte
du processus historique ayant donné lieu à ses fameuses religions
africaines « en conserve » – illustre parfaitement l’eidos à travers
lequel est pensée l’histoire de ces cultes, à savoir l’affrontement
entre deux pôles religieux culturellement étanches, un combat en noir et
blanc entre dominants et dominés, entre maîtres et esclaves. Or, cette
vision des choses tend à dissimuler un processus sociohistorique bien
plus complexe et dynamique. En substituant au masque syncrétique la
métaphore du miroir, Emmanuelle Kadya Tall insiste sur la multiplicité
des reflets de l’histoire coloniale dans la formation des religions
afro-brésiliennes, tel un jeu de réfraction au cours duquel l’image – et
les imaginaires – des uns et des autres se mêlent et se transforment au
fil des situations sociales et événements historiques, au sein d’un
univers commun qui est celui de l’Atlantique Sud.
3En
élargissant le débat à l’échelle continentale, l’auteur rompt par
ailleurs avec une approche historique centrée sur les « rapports
ethnico-statutaires » (p. 62) pour mettre en évidence ce qui rapproche
et, d’une certaine manière, ce qui unit les nombreux acteurs du Nouveau
Monde : le processus de colonisation lié à la traite. Une idée-force de
l’ouvrage consiste à considérer ce processus non seulement à partir de
la confrontation d’expérience sociales locales, certes tributaires d’un
contexte idéologique plus large, mais aussi d’imaginaires tournés vers
un même but : « rationaliser et domestiquer leur environnement, chacun
interprétant dans son propre langage les interrogations sur le sens de
la vie, la crainte de l’autre, dans une dénégation de sa différence
absolue. » (p. 127). C’est sur ce terreau social et cognitif fertile où
chacun se cherche et cherche (à faire) sa place que certaines inflexions
idéologiques ou « orientations cognitives » vont progressivement
formater les mentalités et, au final, être largement partagées par tous,
en dépit des différences patentes d’origine et de statut social.
- 2 Renato Ortiz, A morte branca do feiticeiro negro. Umbanda, integração de uma religião numa sociedad (...)
- 3 Paul Christopher Johnson, Secrets, Gossip ,and Gods. The Transformation of Brazilian Candomblé, Oxf (...)
4La
seconde partie est focalisée sur l’analyse d’un rituel en particulier,
celui de la Fête-Dieu. Rituel fondateur dans quelques maisons de
candomblé ketu de Bahia, ce rituel prend place le samedi saint. Il
débute avec une messe catholique et se poursuit avec le sacrifice d’un
bœuf pour la divinité Oxóssi, l’orixá chasseur. Fidèle à la sémantique
narrative de Louis Marin qui suggère que tous les rituels sacrificiels
« peuvent être lus selon une grille eucharistique » (p. 89), Emmanuelle
Kadya Tall voit dans cette célébration un « récit parlé et gestuel »
centré autour de la « mise en présence réelle des corps divins : celui
du Christ dans l’hostie et celui d’Oxóssi dans une tête de bœuf. Un
corps sacrifié et un corps de sacrificateur dans une sémantique
narrative où la figure du Christ comme victime fonde le pouvoir du
chasseur Oxóssi instituant la communauté religieuse » (p. 92). La
fonction narrative du rituel, même si elle peut donner lieu à des
divergences interprétatives, est, semble-t-il, bien réelle, et joue un
rôle important dans la manière dont les individus font sens des rituels
auxquels ils prennent part. Ce type d’approche et d’interprétation
rejoint par ailleurs le travail de R. Ortiz sur l’umbanda pauliste, dont
il a clairement montré que les rapports hiérarchiques entre les entités
spirituelles du panthéon reflètent en partie la structure sociale de la
société où elle s’inscrit2.
La fonction narrative marinienne fait également écho à l’approche de
P. C. Johnson sur le candomblé carioca, qui s’attache quant à lui à
mettre en évidence le processus de sédimentation sémantico-historique
des différentes perceptions du candomblé au sein de sa liturgie même,
chaque période historique, chaque contexte socioéconomique et politique
conférant, potentiellement, un sens inédit à des pratiques existantes ou
contribuant à en produire de nouvelles3.
L’originalité de l’approche proposée par Emmanuelle Kadya Tall tient
dans ce qu’elle appelle « l’ethos baroque » propre au candomblé
contemporain, qu’elle présente dans la troisième partie de l’ouvrage.
- 4 « Partagée » n’est pas ici synonyme d’identique, mais renvoie à des expériences diversifiées qui (...)
5L’ethos
tel que le définit l’auteur est la « cristallisation d’une stratégie de
survivance inventée spontanément par une communauté » (p. 130). Cet
usage rapproche l’ethos de l’habitus bourdieusien et renvoie par
conséquent à un ensemble de dispositions incarnées par un groupe
d’individus engagés dans une histoire et des pratiques communes. L’ethos
baroque renvoie ainsi à une configuration particulière de l’ethos, dont
les racines remonteraient à la Contre-Réforme qui, « loin de constituer
uniquement une réforme religieuse, [elle] a accompagné l’entrée de
l’Europe occidentale dans la modernité et répondu à une véritable crise
de civilisation. » (p. 70) Pour comprendre et mesurer toute l’influence
de la Contre-Réforme dans le Nouveau Monde – et parricochet sur le
candomblé contemporain –, Emmanuelle Kadya Tall nous replonge dans le
contexte socioreligieux de la Renaissance européenne. Retenons ici que
la Contre-Réforme va trouver dans l’art baroque un puissant moyen de
propagation de la foi dont l’influence va s’étendre bien au-delà de
l’art religieux pour devenir un véritable ethos à l’échelle du continent
latino-américain. Aujourd’hui, cet ethos baroque est notamment
reconnaissable, selon l’auteur, par une inclination pour la « fiction »,
c’est-à-dire la capacité à transcender la dureté de la réalité en
recourant à l’imaginaire et la mise en récit fictionnelle et un goût
prononcé pour l’ostentation et la dramatisation à travers la mise en
scène – rituelle ou matérielle – des histoires que l’on se
« re-raconte ». Comme l’a bien perçu et décrit Emmanuelle Kadya Tall,
l’ethos est cependant indissociable du sentiment des populations qui le
partagent. Au Brésil, celui-ci va prendre une forme bien particulière :
celle de la saudade. Cette « nostalgie mélancolique » serait
« partagée par l’ensemble du corps social » (p. 122) et trouverait son
origine dans le « déni du fait colonial ». L’État-nation brésilien, en
effet, repose sur une fiction fondatrice, à savoir le mythe de la
socialité cordiale ou de la « démocratie raciale » ; ce seraient donc
les expériences coloniales communes qui auraient engendré cette
nostalgie partagée4s’exprimant, aujourd’hui, dans le candomblé à travers une « mélancolie postcoloniale ».
- 5 Par ontologie, j’entends essentiellement la nature des choses et des êtres telle qu’appréhendée p (...)
- 6 Voir notamment, sur cette approche, Roger Sansi-Roca, « The Hidden Life of Stones:Historicity, Mate (...)
- 7 Fabrice Clément, « L’esprit ensorcelé. Les racines cognitives de la sorcellerie » in Terrain, n° 41 (...)
6Un
autre aspect plus exploratoire – mais non moins fascinant – de
l’édifice théorique proposé par Emmanuelle Kadya Tall concerne le
versant pragmatique de la théorie de Louis Marin et ses implications
pour une théorie plus large de la transmission religieuse. Cette
approche préconise en effet de prêter une attention particulière aux
dispositifs par lesquels les dieux africains et autres ancêtres
adviennent et se manifestent au cours des diverses célébrations qui
composent la Fête-Dieu. En d’autres termes, cette approche nous pousse à
repenser ce que pourrait être une théorie du fétichisme, c’est-à-dire
la place et l’influence de la matérialité et des pratiques d’un culte
dans sa transmission. L’auteur a bien mis en évidence « l’air de
famille » entre les pratiques fétichistes catholiques et africaines,
au-delà du discours accusateur propagé par la Contre-Réforme et son bras
policier, l’Inquisition, aux xviie et xviiie siècles.
Les origines historiques de cette orientation cognitive, situées en
l’occurrence dans « les étiologie du malheur et de l’infortune au sein
de l’espace Atlantique Sud », ne peuvent en aucun cas être niées ou
occultées. On peut toutefois suggérer une autre piste analytique en
déplaçant la focale vers les processus mentaux potentiellement
universels au fondement dans cette « orientation cognitive ». Il semble
en effet que ce que décrit Emmanuelle Kadya Tall dans le rituel de la
Fête-Dieu relève à la fois d’un contexte sociohistorique singulier et de
mécanismes cognitifs susceptibles de faciliter l’apprentissage de
certaines croyances et pratiques plutôt que d’autres. De tels processus,
dans le contexte de la Fête-Dieu, toucheraient essentiellement aux
transformations ou glissements ontologiques5entre
les différentes catégories d’objets et d’individus impliqués dans le
rituel, à savoir les objets et substances manipulées, les animaux, les
entités invoquées (le Christ, Oxóssi) et les personnes qui y prennent
part. Ainsi, des personnes sont amenées à devenir des dieux à travers la
transe de possession religieuse et des objets sont amenés à devenir des
dieux ou de véritables prolongements du corps des initiés à travers
leur manipulation rituelle6.
Dans la Fête-Dieu étudiée, la transubstantiation, en tant que doctrine
et pratique liturgique, ne serait ainsi que la forme singulière,
historiquement identifiée et datée, d’un processus beaucoup plus
universel de transformation ontologique à l’œuvre dans la plupart des
rituels sacrificiels et de possession à travers le monde. Les ontologies
à l’œuvre dans le candomblé, même si elles s’avèrent en partie
dépendantes de dynamiques et contextes sociohistoriques, prennent appui
sur des processus mentaux potentiellement partagés par tous les êtres
humains. En d’autres termes, notre architecture cognitive impose,
parfois dès la naissance, des orientations ou « pentes inférentielles »7
qui facilitent certains apprentissages, et qui demandent elles aussi à
être prises en compte pour mieux comprendre les ressorts pragmatiques de
la transmission religieuse (ou culturelle). La question du terreau
sociohistorique posée par l’auteur du présent ouvrage gagnerait par
conséquent à être prolongée par un questionnement anthropologique plus
large: comment des processus mentaux et des dispositifs matériels
interagissent-ils pour produire en même temps de la récurrence
psychologique et de la variabilité historique ou culturelle ?
7L’ouvrage
d’Emmanuelle Kadya Tall, de par l’articulation fine entre matériaux
ethnographiques et historiques, invite donc au dialogue entre diverses
approches des faits culturels et religieux au sein de l’anthropologie.
Il est destiné à devenir un classique des études afro-brésiliennes, dont
il faut espérer que les afro-brésilianistes et les tenants actuels des
candomblés orthodoxes et des militants de la cause « noire »
s’inspireront.
Notas
1 À l’exception de l’un ou l’autre temple ayant opté pour l’éradication de toute image chrétienne. Voir Stefania Capone, La quête de l’Afrique dans le candomblé. Pouvoir et tradition au Brésil, Paris, Karthala, 1999.
2 Renato Ortiz, A morte branca do feiticeiro negro. Umbanda, integração de uma religião numa sociedade de classes, Petrópolis, Vozes, 1978.
3 Paul Christopher Johnson, Secrets, Gossip ,and Gods. The Transformation of Brazilian Candomblé, Oxford, Oxford University Press, 2002.
4
« Partagée » n’est pas ici synonyme d’identique, mais renvoie à des
expériences diversifiées qui puisent leur singularité dans une même
situation sociohistorique.
5
Par ontologie, j’entends essentiellement la nature des choses et des
êtres telle qu’appréhendée par les individus au travers de pratiques
sociales.
6 Voir
notamment, sur cette approche, Roger Sansi-Roca, « The Hidden Life of
Stones:Historicity, Materiality and the Value of Candomblé Objects in
Bahia », Journal of Material Culture, 2005, 10(2), p. 139-56 ; Maurice Bloch, Essays on Cultural Transmission,
Oxford/New York, Berg, 2005 ; Pierre Liénard, « The Making of Peculiar
Artifacts : Living Kind, Artifact and Social Order in the Turkana
Sacrifice », Journal of Cognition and Culture,
2006, 6/3-4, p. 343-73 ; Márcio Goldman, « How to Learn in an
Afro-Brazilian Spirit Possession Religion : Ontology and Multiplicity in
Candomblé », in David Berliner, Ramon Sarró (éd.), Learning Religion. Anthropological Approaches,
Oxford, Berghahn Books, 2007, p. 103-119 ; Arnaud Halloy, « Objects,
Bodies and Gods. A Cognitive Ethnography of an Ontological Dynamics in
the Xangô Cult (Recife – Brazil) », in Nico Tassi, Diana Espirito Santo (éd.), Making Spirits Materiality and Transcendence in Contemporary Religions, Londres, I. B. Tauris (sous presse).
7 Fabrice Clément, « L’esprit ensorcelé. Les racines cognitives de la sorcellerie » in Terrain, n° 41, 2003, p. 121-136.
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Referência do documento impresso
Arnaud Halloy, « Emmanuelle Kadya Tall, Le candomblé de Bahia. Miroir baroque des mélancolies postcoloniales », Cahiers des Amériques latines, 70 | 2013, 171-176.Referência eletrónica
Arnaud Halloy, « Emmanuelle Kadya Tall, Le candomblé de Bahia. Miroir baroque des mélancolies postcoloniales », Cahiers des Amériques latines [Online], 70 | 2013, posto online no dia 01 Junho 2013, consultado o 13 Dezembro 2016. URL : http://cal.revues.org/2427Topo da página
Autor
Arnaud Halloy
(Université de Nice-Sophia Antipolis/Lapcos)
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